icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Les dieux pollueurs

Bien au frais et au calme, au fond de ma retraite silencieuse, je crois qu'il est temps de vous narrer l'histoire de mon peuple. Sinon, ce sera trop tard et vous risquez de ne­ jamais savoir.

De façon fort normale d'ailleurs, nous appartenons à plusieurs races. Il y a, entre autres, les Truncatiens, les Leuciens, les Physétéridiens ou, pire, les Monodon­mo­no­cériens. Moi-même, je fais partie des Phastanistidiens ; bref, chacun d'entre nous est différent tout en restant semblable.

Or, il y a quelques millénaires, notre univers était encore pur et nous y vivions heu­reux. La vie s'écoulait calme et sereine, jour après jour, sans que quoi que ce soit ne vienne la perturber. Notre seule véritable préoccupation était la quête de nourriture mais, en ce temps-là, elle ne manquait pas. Et puis, un jour, il y a plusieurs siècles, les Dieux sont arrivés à bord de leurs vaisseaux.

Au début, ils nous ignorèrent, occupés qu'ils étaient à parcourir le monde à la recherche de terres riches et fertiles. Puis, s'étant implantés en des lieux qu'ils jugèrent idéaux, ils décidèrent alors de porter attention à nous. C'était le com­men­cement de nos ennuis. Ils furent d'abord curieux de nous voir évoluer, mais nous vivions en bonne harmonie avec eux ; à telle enseigne que l'on raconte l'histoire de l'un des nôtres qui leur servit de guide durant des années.

Leur technologie était beaucoup plus avancée que la nôtre. Leur morphologie, quant à elle, était différente bien que, par certains côtés, nous possédions les mêmes ca­rac­téristiques. Nous nous déplacions par nos propres moyens tandis qu'eux utilisaient des engins extraordinaires dont le fonctionnement surpassait de loin nos facultés de compréhension.

Plus le temps passait, plus nous étions habitués à leur présence. Parfois, ils nous rendaient visite mais très momentanément, car leur système respiratoire, quoique voi­sin du nôtre, ne leur permettait pas de séjourner longtemps hors de leurs vaisseaux.

Plus tard, grâce à une combinaison et un masque, ils purent évoluer aisément de conserve avec nous au sein de notre milieu vital. Elle était loin l'époque où ils ar­ri­vaient un à un, reliés par un cordon ombilical à leur source de vie. Ils étaient en­gon­cés dans d'énormes carapaces, surmontés d'un protège-tête étanche qui ne leur per­mettait, en aucune façon de se mouvoir avec l'élégance et la facilité qui nous ca­rac­térise.

Ils construisirent également des soucoupes capables de se déplacer à notre niveau. La science aidant, des solutions furent trouvées pour demeurer plus longtemps à notre contact. Peu d'entre eux osaient se montrer à visage découvert ; il faut dire à leur décharge que leur face était bizarre : deux petits yeux plantés au milieu de la fi­gu­re, elle-même surmontée d'une espèce de pilosité. La plupart du temps donc, leur tête était ceinte d'un masque relativement léger et surmonté d'une sorte de tube.

Pour ce qui est de leur corps, il était noir et luisant.

Notre ontogenèse parut beaucoup exciter leur attention;­ c'est alors qu'ils tentèrent de communiquer avec nous. Ainsi nous apprirent-ils plein de choses essentielles d'une parfaite inutilité.

Ce qui semblait le plus les étonner – ne souffraient-ils pas ­d'un certain complexe ? –, ce sont nos structures sociales. On aurait dit qu'ils avaient du mal à concevoir que nous puissions vivre dans une cellule familiale parfaitement harmonieuse et struc­turée. Comme si eux n'y étaient jamais parvenus. Une autre chose les fascinait : notre altruisme inné et cette pulsion à l'entraide qui existe entre nous tous.

Il n'empêche que nous pouvons parfaitement nous suffire à ­nous-mêmes et ce n'est que dans des cas d'extrême difficulté que nous avons fait appel à eux, avec, le plus souvent, des résultats qui nous ont convaincus de ne plus recommencer...

Car, au cours du temps, les moyens de propulsion de leurs engins se sont développés technologiquement et ils se sont mis à ­utiliser un système dont les déchets et les émanations ont été nocifs pour les représentants de notre race. Eux aussi d'ailleurs, ont payé cher leur réelle inconscience.

Pire, leur présence a même mis en péril toute la flore et la faune qui nous environnent. Enumérer la liste de leurs méfaits serait bien fastidieux. Toutefois, permettez-moi de vous en citer quelques-uns qui ont conduit à notre perte.

En premier chef, il y eut la chaleur émise par certaines de leurs bases, laquelle a provoqué des effets écologiques néfastes tant sur nous mêmes que sur ce qui nous entoure, en déséquilibrant les fragiles conditions de viabilité de la planète.

Ensuite, il y eut les matières solides, telles que ­poussières, fumées ; elles ont con­tri­bué pour une large part, à la disparition de bon nombre d'entre nous. Il faut dire que certains de ces micro-éléments, invisibles mais toxiques, peuvent interrompre tout le cycle végétatif.

Et vint la pire des calamités, impalpable mais dangereusement omniprésente : la radioactivité. Ce fut le début de la fin.

S'il n'y avait eu que cela, peut-être aurions-nous encore eu une chance de nous adapter mais sont venues s'ajouter les polluants chimiques et autres ingrédients sous-produits de leurs industries de transformation et de leur bien-être. Leur irresponsabilité n'a eu d'égale que leur opiniâtreté à vouloir mieux vivre dans un monde où, justement, ils interdisaient à la vie quelle qu'elle soit de continuer. Si bien qu'ils ont dû repartir en petit nombre, à bord de leurs vaisseaux, vers des nouveaux mondes à souiller, abandonnant à leur triste sort des milliards des leurs, qui devinrent rapidement les victimes de leur mégalomanie paranoïa-suicidaire.

Mais, hélas, nous aussi, allons faire les frais en différé de cette impardonnable in­sou­ciance, parce que la nature n'a pas été capable de réparer les dégâts perpétrés ici par ces pollueurs invétérés...

Nous sommes le 31 décembre 2999, il est minuit moins cinq : je suis le dernier cétacé vivant sur la planète Terre et je crois que je n'en ai plus pour longtemps...

Les Dieux ont eu raison de nous. Peut-on leur en vouloir ?

Dommage qu'ils n'aient pas poussé plus loin leurs velléités de dialogue. Nous aurions su les mettre en garde... Mais auraient-ils accepté la leçon ? On peut en douter...

Michel GRANGER & Michel PIERRE

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 21 mai 1989.
Dernière mise à jour : 11 avril 2011.


© Michel Moutet, 2014
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